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ON DIT SOUVENT QUE LA PEINTURE EST UN PARADIS

1986 - Marianne Raabe

Propos entre Grataloup, Jaccard et Viallat recueillis par Marianne Raabe en novembre 1986



Viallat : Tu prépares à la Galerie Lavignes-Bastille une exposition de tes travaux qui couvrent une dizaine d'années : peux-tu préciser, d'une manière relativement simple, ton parcours ?


Grataloup : Ma peinture n’a pas changé dans le sens de la pratique puisque je travaille puisque je travaille toujours à partir d’une matrice, c’est-à-dire un dessin découpé dans une toile, ensuite frotté et marouflé. A l’époque mes toiles ne comportaient que des paysages. Je travaillais la toile proprement dite, j’étudiais les monochromes ; en fait ma préoccupation était le paysage monochromatique. Puis, il y a cinq ans environ, la figure est intervenue. La figure et les plans. Une chose est certaine, ma pratique aboutit à la multiplicité des possibilités. Si le personnage intervient, c’est franchement et systématiquement comme un élément collé sur… ce qui permet son interchangeabilité par rapport à un espace/fond, un fond/espace. Je découpe, je colle par-dessus et je recolle encore par-dessus. Les possibilités sont illimitées.


Viallat : La reproductivité de la figure a donc été une nécessité pour toi ?

Grataloup : Mes paysages avaient besoin d’être cernés à l’intérieur d’une idée. Avant comme motif de départ la figuration ornementale ils pouvaient très vite dévier et devenir décoratifs ou purement chromatiques. Il fallait récupérer l’expression de ces trois modes. Ils sont apparus avec une problématique qui reste, en définitive, toujours la même et qui celle de l’espace, mais au lieu d’être un espace chromatique pur –monochromatique-, c’est une transposition plastique, formelle, d’un espace réel qui a eu besoin d’une figure pour vivre.


Viallat : En rapport au foisonnement végétal des toiles de 76, tes personnages arrivent maintenant à donner une échelle. En fait, les thèmes ont abouti à la mise en espace de ta peinture.


Grataloup : Ma thématique est assez évolutive : elle a commencé par des couples inspirés du mode ornemental oriental. Absolument anonyme, ils étaient reportés plusieurs fois sur différentes toiles avec un rideau végétal, situant des espaces par des découpes sombres ou claires –en fait, une échelle de valeurs chromatiques- ensuite, ils sont devenus érotiques – je dirais même très vite érotiques – parce que c’était la représentation d’un couple nu dans un paysage idyllique. Ainsi, il était là, dans un monde peu compréhensible, mais avec sa vitalité triomphante. Dans d’autres toiles, la chute d’un personnage est devenue celle d’Icare ; c’était bien la chute de l’esprit dans la matière, un peu comme un paradis terrestre perdu, parce que la matière serait intervenue.


Jaccard : On dit souvent que la peinture est un paradis, surtout au XXème siècle, dans la mesure où tout est possible, mais dès que des choix sont à faire, cela devient un enfer. Or, dans ta peinture, cette notion est totalement évacuée.


Grataloup : Oui, vérité et beauté expriment le pathétisme de l’homme qui court en tous sens et qui essaie quand même de trouver quelque chose de possible, une lumière, malgré l’impossibilité des situations. Ne pensons-nous pas ainsi trouver une reconnaissance de nous-mêmes par la peinture ?


Viallat : Cette notion de lumière, dans tes récents travaux, est figurée par des rayons qui traversent la toile. D’autre part, certains sont bordés d’or et tes échelles, elles-aussi, sont dorées à la feuille. Pourquoi cette intervention de l’or et de la lumière ?


Grataloup : L’or intervient comme une matière mystérieuse. Il est un peu hors de la palette du peintre. C’est l’incommunicabilité et le mystère divin. Lorsque je représente une échelle dorée, c’est une possibilité de passer d’un monde à un autre ; quant au rayon lumineux, dans sa simplicité et sa complexité, c’est l’idée de la lumière matérielle.


Jaccard : Grataloup, nous n’avons pas évoqué ce qui constitue principalement ta peinture : cette pratique du frottage, sorte de manipulation de la toile qui sert de véhicule aux dessins labyrinthiques.

Viallat : Et qui est à la fois constante et dualité.


Grataloup : Il y a effectivement une dualité et parallèlement rien n’était possible sans cette pratique systématique du dessin lacéré, de la matrice et du frottage. Rien n’est et ne sera possible sans cet espace préalable issu de ma pratique. Je prends un morceau dans une focalisation spatiale générale, un vécu optique. Cela peut-être un champ, c’est un peu comme la mer, c’est loin, c’est grand, c’est immense ; on peut le morceler.


Viallat : C’est la création du monde.


Grataloup : Oui, c’est un morceau du monde, que je peux, grâce à la pratique du frottage multiplier comme je le désire. Je fais des toiles immenses et de petites toiles. Je prends les morceaux des morceaux et je les multiplie. J’ai fait de grandes toiles sur l’Eveil du minéral où il y avait cinq ou six fois le même morceau présenté avec des chevrons qui, optiquement, empêchaient une répétition trop évidente. Ces séries sont illimitées, elles peuvent durer éternellement… Ce qui peut changer, ce sont les éléments formels qui interviennent par-dessus.


Viallat : Parle-nous aussi du penseur


Grataloup : Le penseur, cette espèce de philosophe maculé de matière devant un éveil du minéral ? C’est notre image, notre autoportrait. De toute façon, nous ne faisons que des autoportraits.


Jaccard : Ce qui retient mon attention dans tes récentes toiles, ce sont les modalités matérielles que tu mets en œuvre et qui uniformisent ton travail. Je veux parler de cette pratique du frottage qui est forcément liée –métaphysiquement- au couple triomphant et également à la chute d’Icare.


Grataloup : Depuis très longtemps, on a voulu séparer, systématiser les genres. Or, à mon avis, tout est dans tout. Celui qui part d’une idée métaphysique n’arrivera à rien. Pour moi, le plasticien réel est celui qui part systématiquement d’une pratique. Il amène sa dimension, comme celle que je retrouve chez Claude Viallat et Christian Jaccard.


Viallat : Tu devrais remplacer le terme de plasticien par celui de peintre.


Grataloup : D’accord. Alors nous sommes tous des peintres.

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