C’est le mot matière qui vient d’abord à l’esprit quand on parcourt l’œuvre de Guy-Rachel Grataloup. Quelle matière ? Toutes les matières, le bois, la pierre, le métal, mais aussi le poil, l’herbe et bien sûr la lumière. Il ne pourrait être question pour lui de transporter une forme dans des matières diverses, comme certaines œuvres peuvent se concevoir aussi bien en marbre, en ébène où en photographie. Les œuvres de Grataloup sont absolument intransposables, «intranssubstantielles » pour parler comme les théologiens.
Pourtant personne n’est plus éloigné que lui du « matiérisme » d’un Dubuffet, Fautrier, Tapies ou Burri qui fétichisent la substance homogène dans laquelle ils pétrissent leurs œuvres. Certes la matière est là, mais elle est possédée, maitrisée, niée en un certain sens.
Qu’est-ce que la matière ? C’est un espace homogènement plein et donc substantiellement inintelligible. Un espace vide appelle des formes géométriques ou vivantes sur lesquelles l’esprit peut s’exercer. Rempli d’une pâte dont chaque partie est interchangeable par rapport à toutes les autres, il décourage toute action constructive.
C’est dire que la matière de Grataloup cache un secret. D’abord, il la sème de menues clefs perdues en elle comme des aiguilles dans une meule de foin. Ce sont ainsi Icare tombé dans les blés, des chasseurs presque invisibles au milieu des guérets, un petit homme vert dans un paysage volcanique, le couple humain originel noyé dans le clair paradis, un acrobate plongeant nu dans des épaisseurs glauques. Ces impondérables créatures sont autant de vers dans le fruit de la substance. Elles nous avertissent qu'il y a anguille sous roche.
Bientôt des figures d'une autre envergure prennent possession du champ. Une échelle dorée se dresse sur un fond de cuivre, Sébastien bande son arc, la tente du prophète taillée dans un parchemin sacré se dresse dans le désert, un penseur maculé de poussière assiste à l'éveil du minéral.
La leçon est évidente : la matière est vaincue. Mieux : il n’y a pas de matière, il n’y a qu’un tissu infiniment ténu de formes. Pourtant on reste loin de l’abstraction, ce serait plutôt de concrétion qu’il faudrait parler. Car cette épaisseur chromatique, quelle est-elle ? Elle est le ramage subtil d’un grand arbre, la richesse végétale inépuisable d’un gazon, les nuances irisées d’un arc-en-ciel, le plumage d’un invisible paon, la granulation d’un minéral foudroyé.
Grataloup se situe au delà de la forme et de la matière. Il puise son œuvre dans l’antimatière.
Michel Tournier de l'Académie Goncourt - 4 mars 1998
Extraits de la préface – Monographie 1998 – Editions Ramsay
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