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2007 - Jacques Julliard (journaliste, essayiste)

GRATALOUP - CIEL ET TERRE


Guy-Rachel Grataloup est un peintre du Moyen Age, dont l’œuvre toute entière s’apparente à la recherche de l’alchimiste. Un alchimiste qui aurait réussi à percer le secret de la matière. La peinture acrylique étalée sur la toile s’y mêle au métal et au sable pour donner de l’or. C’est pourquoi celui-ci y est triomphant. Voyez cet Esprit de l’air, à mes yeux l’une des œuvres les plus accomplies de cette exposition. Sur la partie inférieure droite de la toile, la terre avec sa masse grumeleuse et les indentations du rivage n’est qu’un point de départ. L’essentiel se passe ailleurs, dans la profondeur de l’éther. Une femme qui est la femme, c’est-à-dire notre mère à tous avec sa chevelure déployée et les ondulations de son corps, comme la petite Eve du portail d’Autun, est figurée en pleine ascension, aspirée par l’éclair divin. C’est elle qui tend le bras, comme dans une création du monde, mais c’est l’éclair qui commande et qui décide. Or Eve et l’éclair sont de la même matière, qui est l’or.


Le rêve ascensionnel n’est pas gratuit ; il est la réalité même ou plutôt la surréalité. Quiconque regarde un tableau de Grataloup pour la première fois ne peut manquer d’être frappé par la séparation des mondes. De nouveau, comme chez les peintres médiévaux, le ciel et la terre sont superposés. Pas de zone de transition. La séparation est souvent soulignée par un trait dur. Parfois même, les deux univers sont enfermés dans des cadres différents. La confrontation de ce monde avec les autres est le leitmotiv secret de l’œuvre.


Je ne puis m’empêcher, chaque fois que je pense à lui, d’évoquer ce mot de Claudel, qui dit tout, à sa manière : " La nature n’est pas illusion, mais allusion. Tout ce qui existe est symbole, tout ce qui arrive est parabole" (Journal, 3 septembre 1942). Il est donc vain de demander si Grataloup est figuratif ou non-figuratif. Il est symboliste ! C’est un peintre symboliste comme il y a des écrivains symbolistes. Les éléments – il dit les élémentaux – s’y montrent à l’état nu, comme l’air, la terre, l’eau et le feu. C’est la lutte des éléments, leur confrontation permanente qui fait l’ordre du monde. Il existe même chez lui d’autres éléments que les fondamentaux, au premier chef le végétal, représenté par l’arbre. Il y a donc chez lui un « esprit de l’arbre » comme il y a un esprit de l’eau, ou du feu. Guy-Rachel m’a montré, dans sa propriété de Chevreuse l’arbre réel, taillé en gobelet, qui a donné naissance à cette série magnifique, qui scande son œuvre et qui est une célébration de l’arbre. Elle est représentée ici par le pommier feu et par l’esprit de l’arbre. J’ai été, je l’avoue, surpris et déçu par le modèle. Un arbrisseau chétif, le plus faible de la nature. Mais j’ai envie d’ajouter immédiatement : un arbrisseau pensant.


Dans l’œuvre de Grataloup, habillé d’un vert émeraude venu de nulle part, de mordoré, de rouge et de pourpre, le petit pommier de banlieue devient un flambeau, ou mieux encore, un calice. Il n’est plus caché dans l’alignement de ses semblables ; il éclate comme une épiphanie, et sur sa cime incandescente se dessinent les déchirures du rivage et les langues de feu de la Pentecôte. C’est seulement lorsqu’on voit Eve planer vers lui à travers les airs que l’on se souvient soudain que c’est un pommier…


Car au-delà de l’affrontement des éléments, la grande affaire de Grataloup, c’est la confrontation de l’homme et de l’univers. L’homme est dans le cosmos comme un corps étranger ; mais sans cet intrus, point de cosmos ! Personne pour l’admirer, personne pour le faire exister. C’est peut-être bien lui qui est cette antimatière dont a parlé Michel Tournier dans un commentaire pénétrant de l’œuvre de Grataloup. Avant même de savoir qu’il avait fait une série consacrée à la chute d’Icare, l’évidence du rapprochement avec le célèbre tableau de Breughel s’était imposée à moi. Le laboureur y est là, au centre de la toile, qui conduit sa charrue. Il est en quelque sorte intégré à la nature, qu’il est en train de transformer. Mais l’homme intrus, l’homme révolutionnaire, on a du mal à le repérer dans un coin du tableau, c’est Icare, l’homme oiseau dont les ailes ont fondu, et qui est en train de se noyer dans l’indifférence de la nature et du laboureur. Car il a contrevenu aux lois de la nature. Telle est pourtant la vocation de l’homme.


Rien de semblable en vérité dans les tableaux de Grataloup. Si petit que soit l’homme, il est pourtant central. On ne voit que lui, à la différence d’Icare. Il est le détail différent, par qui tout est changé. Qu’il soit en état de lévitation ou en pleine chute, comme dans la Mort d’Adam, c’est son rapport au cosmos qui nous intéresse. Cet homme est d’ailleurs le plus souvent une femme, parce que c’est par elle que l’homme entre en contact avec l’univers.


Tous les grands poètes ont su cela, et notamment les romantiques, comme Lamartine et Vigny. En lecteur de la Bible, qui irrigue et inspire toute son œuvre, Grataloup pense qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul sur la terre. C’est pourquoi il lui donne une compagne. Mieux que cela : il en fait un seul corps, une seule chair, comme dans cet extraordinaire personnage double qui apparaît en maints tableaux : créature fabuleuse à quatre bras et quatre jambes : ce n’est pas la bête à deux dos de Rabelais, c’est le contraire : c’est l’ange à deux faces.


Il me plaît pour finir de saluer un lieu qui nous a vu passer tous deux, Guy-Rachel et moi, à quelques années de distance : c’est Nantua, cette ville jurassienne un peu secrète, qui est restée pour nous un microcosme où la nature y présente ses éléments –ses élémentaux ?– à l’état brut : la montagne, masse sombre et dominatrice, qui se fait tantôt menaçante, tantôt protectrice ; le lac, qui est son antithèse naturelle et son miroir. C’est pourquoi, dans l’œuvre d’un peintre installé dans le transcendantal, Nantua peut être lumineuse ou lunaire, quand l’homme, comme la corde d’un arc, referme le croissant de la lune. C’est en somme, comme dit Guy-Rachel, Nantua chromatique. C’est suggérer que cette ville, aux diverses saisons, mais aussi aux diverses époques de son existence, est à la fois une gamme et une palette.


C'est grâce au peintre que s'opère cette alchimie : l'irisation du réel.


Jacques Julliard (journaliste essayiste)- Septembre 2007

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