Certes on discerne des signes et marques, dans l’univers de ce peintre ; ses titres souvent s’en font l’écho, qui suggèrent quelque fable occulte, amorcée pour qui sait. Certes, l’ensemble de son œuvre pourrait avoir pour panneau d’entrée ce tableau intitulé l’Arbre à messages. Mais ce tableau lui-même, par sa composition et son jeu chromatique, est suffisamment auto-ironique pour qu’on se sente invité à ne prendre à la lettre aucun des signes et symboles qu’a tissés le peintre, même quand il tient à leur signification intime, universellement intime.
Alors, je préfère refaire le chemin de ce monde en m’en tenant à ce qui m’en est dit par les stricts moyens de la peinture : je préfère que mes mots refassent le chemin d’un langage sans mots qui nous porte tellement au-delà de ce que nous essayons d’en dire.
Je commence par le tableau intitulé En réalité tout est gris. Ce qui fait déjà un second tableau, second panneau, autant dire, sur ce territoire dont j’entreprends l’arpentage. Parti, le voyage ! c’est la lumière alliée à la matière…
« En réalité tout est gris »… Allons, Grataloup, Grataloup au nom de fable amusée, allons… Vous savez bien que non, vous savez bien que oui, vous savez bien que, oui, le réel est gris tant que l’artiste ne nous a pas donné des formes pour le distinguer –le dis-tinguer, le dis-cerner dans ses composants de lumière dont seule la réfraction sort du gris les différents états, éclats de la matière-, et alors, ces forme une fois données à notre œil pour voir enfin ce que nous avons sous les yeux mais que sans cela nous ne verrions pas, alors « en réalité tout » n’est plus « gris » du tout. Et donc, oui Grataloup, ce titre aussi faisait écho malicieux au tableau. Tableau qui, comme un parapluie vu d’en dessous, ouvre la carte du ciel que vise le tireur à l’arc, figure du peintre à l’œil fléché. L’œil du peintre flèche bel et bien notre regard et ainsi nous révèle ce que, sans le pointillé de son regard-trait et sans les veinules de ses couleurs déployées, nous ne verrions pas au sein de ce que nous avons pris l’habitude de nommer, d’un singulier singulièrement illusoire, « la réalité ». Et c’est bien parce qu’il faut, pour voir, lever le voile de l’illusion commune, que les veinules de ses couleurs partent aux six points cardinaux ; six, et non quatre, en ce monde particulier où mon voyage a commencé. Et pourquoi particulier, pourquoi faut-il que la peinture nous offre un monde particulier ? Précisément pou voir toutes les réalités qu’il y a dans « la » réalité.
Et que nous montre ce peintre, si on y regarde bien ? Que nous montre-t-il, d’une période à l’autre de cette œuvre qui, depuis le temps, déploie le dépliant de sa carte sur les principaux territoires et événements qui peuvent arriver à un œil dans une vie humaine ?
Ainsi, un continent. Voir un continent. Le continent africain par exemple : Africa est un bouclier dont la peinture est la peau tendue. Comme un arc tendu la peinture puisque, partant de la figurine du tireur à l’arc, elle est tant bien que mal contenue par trois filets de couleurs primaires qui viennent jouxter le bord du tableau, juste au bord, à en faire éclater le cadre, presque –de même que le tireur qui vise n’a plus qu’à tirer maintenant.
De là, je m’arrête devant cet événement qu’est le désert, la découverte du désert, je m’arrête devant Deux tentes. Devant ce tableau je réalise que, depuis que je suis là à le contempler, je ne me suis pas avisé que mon œil et mon esprit allaient constamment d’abstraction à figuration et retour. Car enfin, le premier réflexe que nous avons d’identifier les choses connues m’a conduit à repérer les deux petits formes reconnaissables : « comme » deux tentes noires, se dit-on d’abord ; puis la poudre sableuse, mêlée de poudre dorée, c’est le sable mêlé de lumière ; lumière aveuglante du désert, mais justement, si elle aveugle elle dilue tout, pulvérise et volatilise tout contour, partant toute figuration ; et voilà que je me retrouve immergé dans un plan de matière, de matière peinte où, en lieu et place de contours et figures, il y a des densités des nuances, des aplats et liserés, des concrétions puis, vers le haut, des dégradés, toujours plus de dégradés vers le haut comme très souvent dans le pays de Grataloup. Grataloup qui, ayant amené mon œil-esprit à ce point d‘entrée en matière et rien qu’en matière, me sort brusquement la tête de cette noyade en barrant la toile d’un trait d’or.. Un coup de géométrie qui nous cingle et nous rappelle qu’au cas où l’harmonie ne serait pas qu’une projection humaine sur l’univers, alors la géométrie en serait le code philosophique.
Je note en passant qu’au moment où l’œil-esprit a basculé dans la matière au-delà et en deçà du référent, cela lui a paru d’abord abstrait.. la matière est abstraite.
Et le diptyque Sable, jour et nuit, me soulage-t-il de la tension que je viens de subir entre représenté identifiable et abstraction concrète ? Quel est ce jour, quelle es cette nuit, en ai-je jamais vus de tels et pourtant je les reconnais, et ces traces à nos pieds comme buissons d’empreintes soufflés par quel vent ? Vent du désert dont le plan pourtant statique du tableau nous livre le souffle – et Dieu sait si le vent souffle où il peut, et Dieu sait s’il est beau d’en saisir la trace entre ses doigts de peintre.
Mais cette poussière d’univers om je viens de me retrouver plongé à la faveur du désert, n’est-ce pas d‘abord la matière de la peinture, et de la peinture seule ? La peinture seule, la peinture pour la peinture, je sais bien qu’on la promue il n’y a pas si longtemps, mais ça n’existe pas. Pas plus que l’œil ne laisse blanc le mur parfaitement blanc qu’on lui met devant pendant des heures. Grataloup a vie réglé cette question, à sa manière, démonstrative, d’artiste scientifique (sa lecture de la théorie des couleurs de Goethe fut décisive pour lui). J’en veux pour preuve le double panneau vertical Saisons avec arrivée du froid. Oui, autre événement pour la vision humaine que le cycle des saisons. Eh bien, le coup d’audace de ce tableau aura consisté à sarcler des couches de peinture directement sorties du tube et de les montrer telles quelles, mais choisies et appliquées de telle façon que ces couches de peinture paraissent décomposer l’effet de la lumière lorsque, par temps dégagé, le froid la coupe net. Coupure nette qui fait d’autant mieux vibrer les nuances du paysage de monts en dessous : nacre rosâtre et bleutée sur le panneau du bas, comme à l’aube, et, sur le panneau du haut, grain crayeux indiquant les différentes strates géologiques.
Jean-Philippe Domecq (romancier et essayiste) - janvier 1998
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