O lointain rêve de jeunesse / là-bas gît ma terre natale /
Le vieux château n'est plus que cendres / tous les arbres sont abattus /
Terrible comme la tempête / fonce sur nous l'armée sauvage
Hélas - ce paradis n'est plus !"
Novalis (Henrich von Ofterdingen)
"Mais puisque tout se laissera nommer lumière et nuit, ces deux noms répondant aux portées respectives qui en situent, ici ou ailleurs, les domaines, tout est plein à la fois de lumière et de nuit sans lumière, l'une et l'autre à égalité, si rien à aucune des deux ne prend isolément la part".
Parmenide (Le Poème)
La ligne droite est l'ennemie. Elle enserre ce qui se veut sans limite. Grataloup la corrompt. Réduit les certitudes de l'horizon. L'expose à la poussée de la lumière et de la couleur. L'emmène, ainsi, à s'ouvrir sur les jeux clandestins de la nuit et du clair-obscur.
Ce n'est pas assez. Confronté aux immatérielles inscriptions du fond le contour abdique de sa rigueur. Les amarres se brisent. la figure se met à flotter, à bouger entre la toile et le regard. La volatilisation souhaitée du paysage s'accomplit par une sorte de vibration qui meut toute la surface. Cette agitation ne sort pas de l'immanence. L'un des modes favoris de Grataloup est le tourbillon, le labyrinthe, l'entrelac de traits et de retraits.
La fugivité et la plénitude, le brisement et l'étendue. La vérité que Grataloup nous fait voir, sans ménagement, n'est pas facile à admettre : rupture et harmonie sont, ici, solidaires. Le regard est entraîné par les fragments d'un monde -des îles- qui échappe avec une rapidité qui empêche de le saisir. Un monde qui ne se laisse ni capter, ni fixer. Une force est au-delà qui entraîne un déchaînement mystérieux. On pense à l'attirance fatale, magique de l'enfer égyptien tel qu'il est représenté sur un papyrus du musée de Turin. La figure plonge vers l'abîme, envoûtée par son sort. Mais à l'instant où l'on pense qu'elle va disparaître, quelque chose rayonne, éclate, est sauvé. On voudrait se dire que c'et pour toujours. Que la figure échappe à l'attraction fatale. Que désormais elle gravite loin de la perdition. Mais elle ne nous permet pas de nous complaire en cette clarté d'espoir. Sa circulation la ramène toujours sur les bords du gouffre. Mais jamais elle ne plonge. Comme le fruit entraîne la branche vers le sol mais sans la briser.
Lumières brèves. Sang inépuisable. Tels sont les pôles de cette peinture. Peinture aruspice. Pour pénétrer dans l'univers de ce peintre, il faut savoir qu'il utilise une matrice : le dessin d'un champ de blé ou d'orge. Il découpe, entaille, les contours des plantes esquissées. Ensuite, à l'aide d'un pastel, frotte la surface d'une toile appliquée sur le dessin-matrice. L'opération donne naissance à des motifs singuliers et aléatoires, à des proliférations végétales, à un lacis de tiges, de racines, à tout un herbier de formes non arrêtées. En décalant, en multipliant l'inscription de ces figures, Grataloup tisse des trames chromatiques indicielles, des réseaux et des surimpressions de transparences qui obligent l'oeil, de plan en plan, à traverser la surface comme si la toile au lieu d'être une surface plane, était un obstacle tridimensionnel. Des passages de peinture dense, vive, appliquée avec générosité à grands ou petits coups de pinceau, créent des effets de résistance, de contraste avec la délicatesse des réseaux de fond. Ils renforcent l'impression de profondeur. Sont comme un rideau soulevé sur la circulation de la lumière et les mouvements chromatiques. Toutefois le pullulement herbeux ou les labyrinthes tracés avec le pastel attaquent cette peinture, l'absorbent. Un festin, une voration où le transitif l'emporte sur la certitude.
Par chacune de ses toiles, Grataloup témoigne de sa conviction que la peinture n'est supportable que lorsqu'elle s'abolit dans son rayonnement. Que ce qui sauve la surface couverte de pigments, c'est la profondeur découverte par le même acte. De la sorte, il choisit la voie la plus difficile. Dans le système pictural élaboré par la Renaissance, au visible se substituait progressivement l'imaginaire, comme sur une scène de théâtre le décor réel est prolongé par des fausses perspectives. Las de tant de leurres, l'art moderne a renoncé à cette formule se privant, du même coup, des avantages conférés par son ambiguïté. Plus rien, à présent ne masque ou n'atténue l'abrupte dualité de la matière et de l'esprit. Aussi la peinture, craignant de succomber au déchirement, s'ampute volontiers de l'un ou l'autre de ces termes et choisit de n'être plus qu'un symbole transparent ou une tache opaque.
Mise au tombeau
Devenue simple, elle accède aisément la réussite. Mais cette simplicité, cette réussite nous gênent parce que l'homme n'est pas simple et qu'il attend de l'art qu'il se montre fidèle à cette dualité. Et qu'il la résolve s'il le peut.
Je crois que Grataloup vit cette fidélité, lui qui cite volontiers Swedenborg ou Novalis. Par là, il se rattache au dessein de médiation entre le corps et l'esprit qui définit la grande tradition. Et cela est d'autant plus singulier que la route tracée entre eux par la Renaissance est coupée.
La menace de l'écartèlement pèse, de près ou de loin sur toutes les toiles. Elles sont tendues à se rompre. Et parfois elles se rompent. L'harmonie qui naît alors au fond de leur débâcle est plus grave encore. Le tableau commence paysage et finit aveu.
Claude Bouyeure - Eté 1989 - Texte préface du catalogue d'exposition - Galerie Bellecour - 14 octobre - 28 novembre 1989
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